Moines et chanoines
Clercs et Moines au Diocèse de Liège
du Xe au XIIe siècle
Anales de la Sté archéollogique de Namur
T 45 – 1949/1950
Depuis plus d'un siècle, l'attention des historiens de la spiritualité s'est fixée de façon à peu près exclusive sur l'institution monastique. Il en résulte une méconnaissance assez généralisée de la nature, de l'originalité et de l'importance d'une deuxième forme de vie religieuse, fortement organisée dès l'époque carolingienne l'Ordre canonial. Pour se faire une idée exacte de la spiritualité chrétienne, marquée dès les origines par une dualité foncière, il importe donc de rendre aux chanoines la place qu'ils ont occupée en fait dans la société médiévale. En rectifiant ainsi les perspectives, on aboutit à une meilleure connaissance du monachisme lui-même, car l'interférence constante des deux institutions explique seule leur développement.
Aborder le problème général des relations entre moines et chanoines serait, dans l'état actuel des travaux, peu fructueux. Cette enquête sera donc limitée à une région et à une époque déterminées: l'ancien diocèse de
Liège, du Xe au XIIe siècles, c'est-à-dire depuis les invasions normandes jusqu'à la Réforme grégorienne.
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Pour l'antique Civitas Tungrorum, comme pour le reste de la Belgique actuelle, le siècle qui s'étend de 630 à 730 environ marque un âge d'or pour le monachisme. On y compte au moins vingt-cinq fondations de monastères d'hommes, de femmes ou d'institutions doubles. Au contraire, durant la période carolingienne, l'Ordre s'unifie, se stabilise, puis souffre d'une décadence profonde. Succédant aux sécularisations des biens, les invasions normandes, qui atteignent la région mosane à partir de 882, achèvent la ruine de nombreux sanctuaires où quelques clercs s'efforcent de maintenir le service divin assuré jadis par de nombreux moines.
Mais, à peine la paix rétablie, le monachisme reprend sa marche en avant. L'initiative est prise par des laïcs, Gérard, fondateur de Brogne en 919, Guibert de Gembloux en 940, Anstroi et Hilouinde à Thorn en 992. Des communautés se forment également autour d'ascètes étrangers, les écossais Macalan et Cadroé à Waulsort en 944 et le calabrais Grégoire à Borcette en 973. La fondation de Saint-Jean-Baptiste de Florennes, en 1010, est due à la piété d'un clerc rémois, Gérard, qui, devenu évêque de Cambrai, fera donation de son monastère à son ami Balderic, évêque de Liège. Ce dernier et son successeur Réginard interviennent enfin dans l'organisation des deux communautés liégeoises de Saint-Jacques (1015) et Saint-Laurent (1037). Par contre la vie monastique n'est restaurée que dans un petit nombre des anciens monastères mérovingiens. Sous l'influence de Gorze et avec l'assentiment de l'évêque de Liège, les moines remplacent les chanoines à Stavelot-Malmédy en 938, à Saint-Hubert un peu plus tard. Saint-Trond est réformé en 944 par Adalbéron, évêque de Metz, dont le monastère dépend au temporel. Le mouvement atteint Lobbes en 960, sous l'épiscopat d'Eracle. Les moniales, jadis si nombreuses, n'occupent plus que Moustier-sur-Sambre et peut-être Andenne et Nivelles.
A partir du milieu du Xle siècle jusqu'à l'arrivée des cisterciens (1146), l'ère des grandes fondations est close. Pourtant la vitalité du monachisme se manifeste encore par la création de nombreux prieurés situés parfois en dehors des limites du diocèse. Longlier, fondé par Florennes en 1055, ouvre la série. Entre 1068 et 1098, Saint-Hubert organise huit dépendances à Prix, Bouillon, Evergnicourt, Mirwart, Château-Porcien, Cons, Sancy et Moulins, situés dans les diocèses de Liège, Trèves, Reims et Laon. Cluny s'introduit au diocèse de Liège par une série de prieurés : Aywaille vers 1089, Saint-Séverin-en-Condroz en 1091, Saint-Victor de Huy vers 1105, Bertrée en 1124 et Namèche vers 1150. Dans le nord-ouest du diocèse, Frasnes-lez-Gosselies en 1099, Basse-Wavre en 1106 et Vlierbeek en 1123 se situent dans le rayonnement de l'abbaye d'Afflighem. Des monastères liégeois dépendent les fondations de Saint-Léonard à Liège, de Sainte-Madeleine-en-Piste, de Saint-Nicolas-en-Glain et de Meeffe. Enfin Waulsort essaime à Falmagne avant 1163.
Malgré le dynamisme remarquable qui l'anime pendant ces deux siècles et demi, le monachisme liégeois n'arrive pas à reprendre la place occupée pendant la période mérovingienne. La règle de saint Benoît n'est introduite que dans cinq ou six des vingt-cinq sanctuaires desservis jadis par les moines. Les huit nouvelles abbayes et la vingtaine de prieurés n'arrivent pas à combler les pertes subies entre temps.
Pour juger exactement de la situation, il faudrait tenir compte du nombre de moines établis dans les monastères. Nous n'avons pu faire ce travail dont la réalisation serait d'ailleurs malaisée, vu le manque de documents.
En outre, la grande majorité des monastères sont situés aux confins du diocèse, à l'écart de l'artère vitale que forme la Meuse, sur laquelle nous ne trouvons que Waulsort, Saint-Jacques et Saint-Laurent à Liège, et Thorn. Enfin, l'initiative des fondations revient surtout à des laïcs (Brogne, Gembloux et Thorn), à des ascètes ou prélats étrangers (Waulsort, Borcette et FLorennes). Les restaurations monastiques semblent inspirées elles aussi du dehors (Saint-Trond, Saint-Hubert, Stavelot-Malmédy). Le rôle des évêques liégeois se réduit la plupart du temps à donner le consentement exigé par le droit canon ou à favoriser des fondations déjà entreprises.
Le rôle exact joué par les évêques liégeois dans l'expansion du monachisme mériterait une étude spéciale. S'il a été en général exagéré, cela tient, pensons-nous, en grande partie à la nature des sources médiévales, spécialement des chartes. Etant essentiellement d'ordre juridique, ces dernières insistent davantage sur l'intervention du pouvoir épiscopal et semblent lui donner l'initiative alors qu'il se contente souvent d'approuver.
La grande majorité d'entre eux semble par contre avoir accordé toute leur attention au développement de l'Ordre canonial.
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Un texte capital des Gesta abbreviata de Gilles d'Orval nous renseigne sur l'activité développée par les évêques de Liège, immédiatement après les invasions normandes, en faveur des chanoines.
La valeur de ce témoignage, conservé dans une oeuvre relativement récente, est confirmée par le fait que l'on trouve, dès le Xe siècle, des abbés à la tête des chapitres de Saint-Lambert, Aldeneyck, Amay, Huy, Meeffe, Chimay, Celles, Dinant, Notre-Dame de Namur, Malonne, Aulne, Thuin et Malines. Pour plusieurs d'entre eux, nous savons qu'ils exercent la charge de chapelain .
Lors de la réforme des collégiales d'Aulne et de Malonne, sous l'épiscopat d'Henri de Leez, il est encore question de la charge de chapelain exercée par les abbés.
Enfin l'initiative de ces fondations revient aux évêques du début du X° siècle car, dans ses Geste abbatum Lobiensium, Folcuin souligne qu'Étienne accorde son attention et son zèle uniquement à l'Ordre canonial.
Ainsi amorcé, le mouvement de fondations se poursuit, à un rythme accéléré, durant plus d'un siècle. Richer, successeur d'Étienne, restaure l'ancien monastère Saint-Pierre de Liège et y place trente chanoines auxquels il attribue les revenus nécessaires. Durant son épiscopat (959-971), Eracle fonde les collégiales Saint-Martin et Saint-Paul dans lesquelles trente chanoines assurent le service divin. Notger agrandit la cathédrale, accroît les ressources de Saint-Paul, restaure la collégiale de Chèvremont, construit celles de Sainte-Croix et de Saint-Jean-l'Évangéliste à Liège, tandis que son prévôt Nithard édifie celle de Saint-Denys. Sous Baldéric II (1108-1118) le prévôt Godesclac de Morialmé fonde la collégiale Saint-Barthélemy et y place douze chanoines. Réginard et Wazon augmentent considérablement les revenus de cette dernière communauté et portent le nombre de ses membres à trente. Enfin, en 1067, Théoduin, confirmant l'oeuvre de son archidiacre Boson, restaure et agrandit la collégiale Notre-Dame de Huy.
De leur côté, les empereurs favorisent le développement de la vie canoniale dans le diocèse de Liège. Otton Ier restaure la chapelle impériale d'Aix et ses successeurs en accroissent les revenus. Henri Il fonde en outre le chapitre Saint-Adalbert en l'an 1000 (20).
Voir article Aix la-Chapelle, dans Diction. d'hsd. et de géogr. eccI, I-1913, 1258-1267. C'est toutefois par erreur qu’il y est question de chanoines réguliers. En outre, il n'existe pasde collégiale Saint-Nicolas, comme l’a montré A. Muyskens,
A Maastricht, les collégiales Saint-Servais et Notre-Dame bénéficient également de la bienveillance impériale. Vers la fin du XIe siècle, Henri IV entreprend une fondation plus modeste à Sclayn, sur un territoire dépendant du monastère d'Inden. Les grands féodaux eux aussi suivent l'exemple donné par les évêques et les empereurs. Saint-Pierre de Louvain, Saint-Gengulphe de Florennes (1012) et Saint-Aubain de Namur (1054) sont fondés par les familles de Louvain, de Rumigny et de Namur. Des lignages plus modestes entreprennent la construction de collégiales à Walcourt (1026), Borgloon (1044) et Wassemberg (1117). Nous ne connaissons malheureusement pas grand'chose des fondations analogues de Namêche, Frasnes-lez-Gosselies, Hoegarde, Bierbeek, Tirlemont, Aerschot, Meersen, Bouillon, Falmagne, Aleyn. On trouve encore des communautés canoniales dépendant de monastères à Nassogne, Incourt, Nivelles et Andenne. Notons enfin l'existence des chapitres de Tongres, Chimay et Fosses.
A noter que Nassogne est un chapitre et non un prieuré bénédictin, que Bouillon a été collégiale avant d'être transformé en prieuré, qu'il faut ajouter è la carte les communautés canoniales de Falmagne et d'Alevn.
Au début du XIIe siècle, au moment où l'apparition des chanoines réguliers met fin au mouvement de fondation des collégiales, le diocèse de Liège ne compte pas moins de cinquante sanctuaires desservis par environ 700 à 800 chanoines .(Pour obtenir ce chiffre approximatif, nous avons groupé les collégiales en catégories de 40, 30, 20, 12, 8 et 6 chanoines; et obtenu par conséquent une moyenne. )
Tout autant que le nombre, la situation des collégiales marque leur importance dans le pays mosan. Vingt-cinq d'entre elles, les plus considérables, sont érigées dans les sillons de Sambre et de Meuse, artère vitale de la région aux Xe et XIe siècles. Neuf autres jalonnent à travers la Hesbaye la route commerciale de Cologne à Bruges, sur laquelle le trafic renaît à partir du milieu du XIe siècle. Comment expliquer cette coïncidence entre les fondations canoniales et les routes de commerce que l'on retrouve aussi dans d'autres régions, par exemple la Flandre?. Que l'oeuvre de restauration entreprise par les évêques après les invasions normandes ait eu une fin à la fois économique et religieuse, cela semble fort probable. Les chapitres sont en effet fondés aux points vitaux du diocèse, Dinant, Namur, Huy, Amay, Liège, Aldeneyck, Thuin, Chimay, Aulne, Malonne, et l'évêque leur assigne une fonction hospitalière. Dans la plupart de ces cas, ils coïncident avec une résidence épiscopale (Dinant, Huy, Namur), ou avec une forteresse (Thuin, Chimay, Namur, Huy). Nous n'irons toutefois pas jusqu'à dire, comme M. Dhondt, que ces établissements ne sont pas essentiellement religieux mais plutôt des bureaux ou centres d'administration.
Bien des motifs autres que le souci d'avoir sous la main des fonctionnaires peuvent expliquer la préférence accordée aux chanoines. Au début du X° siècle, alors que le diocèse se relevait des ruines accumulées par les Normands, les prélats ne disposent peut-êtree pas de ressources suffisantes pour assurer les besoins d'une communauté monastique, tandis que les chanoines, qui gardent la jouissance de leurs biens propres, sont moins exigeants. Avec bon nombre de leurs contemporains, ils jugent sans doute que la place des moines n'est pas dans les agglomérations et ils en confient donc le service aux communautés canoniales. Enfin, il n'est pas exclu que certains d'entre eux aient accordé une préférence de principe aux chanoines.
Sans nier les fonctions économiques ou administratives attribuées secondairement aux chanoines par les fondateurs, il n'en reste pas moins que leur souci essentiel est d'assurer le service divin et la prière publique là où, pour un motif ou l'autre, ils préfèrent ne pas introduire de moines. Certaines caractéristiques des communautés canoniales ne peuvent s'expliquer autrement. Lorsque les évêques ou les féodaux portent à vingt ou trente le nombre des membres d'un chapitre ou lorsqu'ils en fondent de nouveaux dans des centres déjà occupés, à Liège, Maastricht et Aix-la-Chapelle, par exemple, n'est-ce pas uniquement pour rehausser la splendeur de l'office divin ? L'un d'entre eux, Etienne, a d'ailleurs consacré toute son attention au renouveau de la liturgie canoniale. Les chapitres de Liège, d'Aix-la-Chapelle, de Maastricht, de Namur, de Huy et de Dinant sont dotés de reliques insignes qui en font des centres de pèlerinages aussi fréquentés que les monastères bénédictins. Enfin, c'est encore dans les collégiales que les évêques de Liège choisissent l'endroit de leur sépulture.
Les Gesta d'Anselme et la chronique de Gilles d'Orval nous apprennent que Francon choisit sa sépulture â Saint-Lambert, Etienne aussi, Richer à Saint-Pierre, Eracle à Saint-Martin, Notger à Saint-Jean, Nithard et Wazon à Saint-Lambert, Théoduin à Notre-Dame de Huy.
Mais la faveur accordée aux collégiales et leur importance religieuse ne se comprennent que si l'on tient compte d'un fait généralement méconnu : la valeur morale relativement élevée du clergé liégois. Les sources ne permettent évidemment pas de juger des cas individuels mais il semble bien que, dans l'ensemble, les chanoines soient restés fidèles aux prescriptions contenues dans la regula canonisa, c'est-à-dire la règle d'Aix. En vue de favoriser la présence assidue aux offices, cette dernière leur impose la fréquentation d'un cloître, d'un réfectoire et même d'un dortoir commun sans toutefois exclure la propriété privée ou même la possession de maisons particulières. Or, tous les indices que l'on peut réunir tendent à prouver le maintien de cette discipline. Dans le privilège accordé en 1005 par l'empereur aux chanoines de Sainte-Croix, à la demande de Notger, il est fait mention explicite des Sanctorum Patrum instituta, expression désignant à cette époque la règle d'Aix. On trouve la mention de cloîtres, de réfectoires, de dortoirs et de prébende commune des chanoines, à Huy en 1067, à Saint-Lambert au début du XIIe siècle et à Maastricht un peu plus tard. Le maintien général de la charge de prévôt permet d'ailleurs d'affirmer que les biens ont été gérés en commun jusqu'au début du XIII° siècle. Chaque communauté canoniale possède parmi ses livres liturgiques un exemplaire de la règle dont il est fait lecture chaque jour après l'office de prime. Au début du XVIIIe siècle Dom Martène avait encore vu l'exemplaire très ancien conservé à la collégiale Saint-Pierre de Liège. Une charte de Saint-Paul de Liège fait également mention de la regula.
Cartulaire Saint-Paul, éd. Thimister, Liège, 1878, p. 4. Il est dit dans cet acte que, à la mort des abbés de Saint-Jacques, leur nom sera inscrit dans la regula de Saint-Paul. Le manuscrit en question contenait donc, comme à Huy et à Ciney, la règle d'Aix, le martyrologe et l'obituaire, le premier texte donnant son nom à l'ensemble.
On conserve encore à la Bibliothèque royale de Bruxelles (Ms II 4459) et à l'évêché de Namur (Ms 21) des copies des anciens textes en usage à Huy et à Ciney. Ce dernier document mérite de retenir l'attention. On y trouve, comme dans le premier, une formule de profession; en outre, il contient à la suite de la règle, deux petits traités, De stabilatate et professione clericorurn et De tonsura et habitu et incessu et vita clericorum, simples compilations de textes canoniques, datant de la fin du XIe siècle, mais dont la présence suffit à prouver l'intérêt soulevé par la discipline canoniale.
Grands promoteurs de la vie canoniale, les évêques de Liège ne se sont pas désintéressés du maintien de sa discipline. Plusieurs d'entre eux ont d'ailleurs été élevés dans des cloîtres de chanoines où règne la plus grande ferveur, par exemple Wolbodon à Utrecht, Durand à Bamberg et Wazon à Liège même. La fameuse lettre adressée par Wazon au prévôt Jean prouve la haute conception qu'il se fait des devoirs du chanoine seul celui qui fréquente assidûment le chœur, le cloître, le réfectoire et le dortoir mérite les beaux noms de pauper Christi et canonicus regularis. Or, grâce à l'organisation fortement centralisée des collégiales, ces prélats peuvent intervenir dans tout le diocèse contre les abus. Ce fut le cas, par exemple, à Aix-la-Chapelle où le chanoine liégeois, Otbert, est envoyé avec plusieurs compagnons pour rétablir la discipline. Le zèle des réformateurs dépasse même le cadre du diocèse. Lorsqu'il monte, vers 1050, sur le siège d'Exeter en Angleterre, le liégeois Léofric impose à ses chanoines la règle d'Aix. C'est peut-être à sa formation liégeoise que Burchard de Worms doit son sens aigu de la grandeur de la vocation canoniale. Enfin, on ne peut qu'être frappé de la valeur que représentent les membres du clergé liégeois dont la personnalité émerge de l'ombre, les écolâtres Francon et Adelman, Wazon et son biographe Anselme, les archidiacres Boson, Henri, Frédéric, Hillin, abbé de Sainte-Marie de Liège, Raimbaud et Alger. A l'exemple de ce dernier, de nombreux chanoines liégeois, désireux de vie plus parfaite, passeront au monachisme.
Il semble donc que l'on puisse faire confiance aux contemporains qui nous renseignent sur la ferveur des chanoines liégeois. Le moine de Brogne qui, dans le courant du XIe siècle, écrit la biographie de saint Gérard décrit les clercs de Saint-Ghislain en Hainaut comme absolument ignorants de la discipline régulière et tout différents en cela des chanoines de son temps. Dans sa réponse au Pape Pascal II, Sigebert de Gembloux rejette le terme de pseudo-clerici employé par le Pontife pour désigner le clergé liégeois en arguant de l'observance générale de la règle d'Aix. L'auteur du Chronicon rythmicon loue, lui aussi, la ferveur qui règne dans les collégiales liégeoises durant les premières années du XII siècle. Enfin Raimbaud, prévôt de Saint-Jean, s'il faut lui attribuer, comme nous le pensons, le Liber de diversis ordinibus, prend la défense de ceux que l'on commence à appeler les canonici saeculares en justifiant leur genre de vie. L'image qui se dégage du recoupement de ces indices est encore bien floue; elle permet pourtant d'affirmer que les membres de l'Ordre canonial liégeois sont généralement dignes de la confiance et des faveurs que lui témoignent les évêques, les empereurs et un grand nombre des familles nobles du pays mosan.
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Le tableau que nous avons brossé permet de se faire une idée approximative de la place occupée par les clercs et les moines dans le diocèse de Liège. Mais, durant cette période, les deux Ordres ne restent pas juxtaposés. En de nombreuses occasions leurs promoteurs confrontent les idées qu'ils se font sur la nature, la fonction et la discipline canoniale ou monastique.
Dans deux des monastères liégeois, à Brogne et à Florennes, nous voyons que les fondateurs ont d'abord installé des clercs dans l'église qu'ils ont édifiée, puis, très rapidement, ils leur substituent des moines. Les motifs de cette conduite, que l'on retrouve encore ailleurs, nous échappent. On pourrait croire que l'installation de clercs, prévue comme provisoire dès le début, a uniquement pour but de donner au fondateur le temps de rassembler une communauté monastique qui réponde à ses désirs. Toutefois, l'auteur contemporain de la Translatio S. Eugenii spécifie que la communauté canoniale de Brogne suit les prescriptions de la règle d'Aix dont elle possède un manuscrit. Il faut encore souligner que, à Florennes comme à Brogne, la substitution a lieu après l'arrivée de reliques importantes, et l'auteur des Miracula S. Gengulphi met une relation de causalité entre les deux faits. En outre, les écrivains des milieux monastiques profitent de cette occasion pour souligner la grandeur de leur vocation et la prédominance de leur Ordre sur celui des clercs. Sigebert de Gembloux agit de même lorsqu'il nous raconte le passage du clerc Erluin à la règle de saint Benoît.
Cette prétention des moines heurte évidemment la conviction des milieux canoniaux. Formés par la règle d'Aix, les chanoines s'imprègnent de la doctrine contenue dans le chapitre 115 où il est spécifié que la vocation du clerc dépasse en dignité celle du moine. Ce principe n'est pas lettre morte pour les chanoines liégeois, comme le prouvent deux épisodes relatés par les chroniques de Saint-Trond et de Saint-Hubert. Vers le milieu du Xle siècle, ces deux monastères souffrent d'une décadence temporaire de la discipline. Lorsque l'affaire est portée, suivant la coutume, devant l'évêque de Liège et son conseil de chanoines, ces derniers proposent de remplacer les moines par des chanoines. Ils se souviennent sans doute à cet instant du fait qu'à l'époque mérovingienne les deux monastères ont été occupés par des membres de leur Ordre et ils profitent de l'occasion pour tenter de revenir à cet état de chose. Ce même principe sera invoqué un peu plus tard par l'évêque de Verdun.
Un des arguments tes plus employés de part et d'autre dans la discussion sur la priorité des deux Ordres est celui de l'origine « apostolique ». Clercs et moines revendiquent également le privilège d'avoir été fondés par le Christ lui-même et de suivre la discipline en vigueur dans la communauté des Apôtres. Cette prétention apparaît dans un diplôme accordé en 1086 par l'empereur Henri IV aux moines de Borcette. Il y est dit que la discipline des cénobites a pris naissance au temps de la prédication apostolique et que c'est à son sujet qu'il est écrit dans les Actes des Apôtres « la multitude des croyants ne formait qu'une âme et qu'un coeur ». Or, dans un document qui se présente comme l'acte de fondation de la collégiale Saint-Martin par Eracle, il est rappelé que l'évêque, sur le conseil de Brunon, évêque de Cologne, désire rassembler des clercs sous la discipline apostolique. Ceci constitue évidemment une réaction des milieux canoniaux contre la prétention du monachisme à l'apostolicité exclusive.
Les mêmes principes font encore l'objet de discussion dans un conflit plus déterminé. Depuis l'épiscopat de Walcaud (816-825), l'abbaye de Saint-Hubert possédait en propre l'église de Nassogne, occupée par quelques clercs. Sous l'abbatiat de Thierry 1er, ces derniers refusent de se soumettre à la juridiction de l'abbé, pour relever uniquement de l'autorité épiscopale. Avant 1086, Henri de Verdun résoud le conflit en faveur de l'abbé de Saint-Hubert. Or, c'est à cette époque justement que les moines de la grande abbaye ardennaise recopient dans leur scriptorum un exemplaire de la fameuse collection en 74 titres, le premier manuel de la Réforme grégorienne. Au texte primitif ils ajoutent deux passages qui se présentent comme étant de Grégoire le Grand et de Boniface IV; tous deux insistent sur la place éminente occupée par le monachisme dans la hiérarchie ecclésiastique, sur son origine apostolique et enfin sur sa capacité à exercer toutes les formes du ministère. Le même problème se pose encore vers 1110 à propos d'Incourt, chapitre de chanoines dépendant de Saint-Laurent de Liège. En 1112, Otbert accorde au monastère liégeois des droits analogues à ceux de Saint-Hubert. Or, à cette même époque, Héribrand, abbé de Saint-Laurent, consulte Anselme de Laon, grand-maître de la science canonique, sur les principes qui doivent régler les rapports entre clercs et moines.
Un autre phénomène fréquent au diocèse de Liège, le passage individuel de chanoines à la vie monastique, contribue à donner une actualité constante aux problèmes des relations entre les deux Ordres. Déjà au début du IXe siècle, ce sont des chanoines de Saint-Lambert qui se retirent dans la solitude d'Andage en Ardennes, pour y vivre selon la règle de saint Benoît. L'organisateur de la communauté de Gembloux, Erluin, provient lui aussi des milieux canoniaux. Deux autres clercs liégeois, Lambert et Raoul, se retirent d'abord à Borcette, ensuite à Saint-Trond. Au début du XIle siècle, lorsque cette dernière communauté adopte les coutumes clunisiennes, elle exerce une vive attraction sur les membres des collégiales. Dans une lettre bien connue, Pierre le Vénérable fait l'éloge de trois chanoines liégeois, Hezelon, Thezelin et Alger, qu'il a connus personnellement au monastère de Cluny, lors de leur conversion. Un document liégeois écrit vers 1110 nous renseigne encore sur le passage de trois autres membres des collégiales, Hezelin, Wolbodon et Symou, â la vie monastique. Mais ce sont surtout les monastères liégeois de Saint-Jacques et Saint-Laurent qui semblent avoir attiré les chanoines : Etienne, premier abbé de Saint-Laurent, était chanoine de Saint-Denys, Hugues, moine de Saint-Jacques dès les origines, était chanoine à Saint-Lambert, Hildelin passe de la collégiale Saint-Jean à Saint-Jacques, Renzon, chanoine de Saint-Denys, passe à Saint-Laurent vers 1110 et est imité un peu plus tard par Nicolas, chanoine de Saint-Servais et un chanoine de Saint-Barthélemy. A la lumière de ces faits, il est permis de se demander si, à Liège comme à Verdun, les monastères situés dans la banlieue de la ville n'ont pas été fondés pour accueillir les chanoines désireux de vie plus parfaite. Le texte de la Vita Balderici, exposant le désir de l'évêque d'installer une communauté de moines dans une cité comptant déjà huit chapitres, n'aurait pas d'autre sens.
Devant l'urgence du problème, les canonistes liégeois discutent les conditions du passage légitime des chanoines à la vie monastique. La grande question est de savoir si la permission du supérieur et de la communauté qu'on abandonne est requise. Raimbaud ou Alger, s'appuyant sur la supériorité de la loi intérieure, laissent toute latitude au chanoine désireux de conversion, mais il est probable que d'autres membres des écoles liégeoises suivent l'opinion opposée de Burchard de Worms. Par contre Rupert de Deutz, dans une ouvre malheureusement perdue, s'élève contre la conduite d'un clerc qui, après avoir fait profession de vie monastique, prétend reprendre l'habit canonial.
Enfin, au début du XIIe siècle, nous voyons des moines remplacer des clercs dans un certain nombre de collégiales, d'ailleurs les moins importantes. Dès 1069, le duc de Basse-Lotharingie, Godefroid le Barbu, se propose de transformer le petit chapitre Saint-Pierre de Bouillon en prieuré de l'abbaye Saint-Hubert. Une charte de Fulgence d'Affligem, datée de 1099, nous renseigne sur le sort de la petite collégiale fondée anciennement à Frasnes-lez-Gosselies. Etant donné la pénurie des revenus, il ne reste plus pour le service de l'église qu'un des cinq chanoines prévus. Pour remédier à cette situation, l'héritière, Ermenburge, fait donation de l'ensemble à l'abbaye d'Affligem. C'est probablement dans des conditions analogues que s'opère le remplacement des chanoines d'Aleyn par des moines de Saint-Trond. La bulle de 1107, qui indique cet événement, spécifie que les clercs conserveront leurs prébendes jusqu'à leur mort. Vers 1130, Alexandre de Juliers confirme de même l'introduction progressive de moines de Saint-Remy de Reims dans la collégiale de Meersen. L'évêque y spécifie qu'une transformation de ce genre relève du droit épiscopal. C'est encore la pénurie des ressources qui entraîne la donation de l'ancienne collégiale de Meeffe aux moines de Saint-Laurent en 1149. Enfin, bien avant 1163, la collégiale de Falmagne est devenue un prieuré de Waulsort. Dans ce dernier cas, comme dans celui de Meersen, il est prévu que la cura animarum sera assurée par un prêtre séculier.
La perte que constituent ces régularisations pour l'Ordre canonial n'est pas trèsconsidérable. Il s'agit en effet, dans les six cas, de ce que les documents appellent parfois des ecclesiolae clericorum, dont la situation matérielle est fortement compromise. Nulle part il n'est fait allusion à une décadence morale comme cause de ces transformations. Ce phénomène et surtout l'arrêt presque total du mouvement de fondation prouvent néanmoins que l'Ordre canonial n'est plus animé, au début du XIIe siècle, du dynamisme qui l'a caractérisé durant les deux siècles antérieurs.
Le manque de documents renseignant de manière explicite sur la vie canoniale a rendu quelque peu pénible la conduite de cette enquête et les causes profondes des événements ont été plus souvent devinées que perçues en pleine lumière. Elle permet néanmoins d'affirmer l'importance de l'Ordre canonial représenté à la fin du XIe siècle au diocèse de Liège par une cinquantaine de communautés groupant de sept cents à huit cents membres. Pour des motifs d'ordre économique et religieux, les évêques veillent à leur développement et à leur bien-être avec plus de zèle, semble-t-il, qu'à l'expansion du monachisme. Si la grande majorité des collégiales -les cinq septièmes environ - se trouvent situées sur les voies du commerce, c'est-à-dire la Meuse et la Sambre, puis, à partir du milieu du XIe siècle, sur la route de Cologne à la mer, il ne faut pas en conclure que les chanoines sont avant tout des fonctionnaires. L'importance des communautés, l'attention accordée à la liturgie, la richesse en reliques, la présence des sépultures épiscopales suffisent à prouver que la charge essentielle des clercs est le chant de l'office divin. Le maintien général de la discipline fixée par la règle d'Aix et la haute valeur morale du grand nombre explique d'ailleurs la bienveillance que témoignent les évêques, les dignitaires ecclésiastiques, les empereurs, les grands féodaux et les simples nobiles.
Nombreux sont les problèmes que suscite la coexistence d'un monachisme vivant et d'un Ordre canonial si fortement installé dans le diocèse de Liège. Les projets de restauration dans les centres anciennement occupés par les chanoines, l'impatience à supporter la dépendance à l'égard des moines, les discussions autour des conditions de passage ad vitam arctiorem, autant d'indices qui prouvent l'existence d'une mentalité canoniale consciente de l'originalité et de la dignité de sa vocation « apostolique ». Elle apparaît nettement dans un passage des Gesta où le chanoine Anselme met en parallèle les vertus de l'évêque Wazon et de son ami Olbert, abbé de Gembloux.
Ch. DEREINE.
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